37
Asgarth, île d’Atalaya…
Depuis deux jours, la flotte ennemie, forte d’une centaine de navires, stationnait à un angle de la capitale. Elle avait surgi de l’orient, profitant de la brume matinale d’été qui parfois coulait sur le royaume en provenance de la lointaine banquise septentrionale. Depuis, elle avait établi un long cordon qui interdisait l’accès au port. Pourtant elle ne semblait pas décidée à attaquer ; elle s’était contentée d’arraisonner les petits bateaux de pêche qui n’avaient pu regagner à temps l’abri de la cité. Deux gros vaisseaux en provenance de l’Empire avaient été interceptés.
La flotte asgarthienne, qui ne comptait qu’une quarantaine de navires, ne pouvait se risquer à forcer le blocus, sous peine de laisser la ville sans défense. Elle se contentait de patrouiller à distance, afin de ne pas se laisser enfermer, attendant le moindre signe d’hostilité pour riposter.
Depuis la tour nouvellement construite à l’entrée du port, Woodian observait l’escadre adverse. Il était rassuré sur deux points : un rapide sondage mental lui avait appris que l’ennemi ne disposait pas de pierres de feu. De même, il n’avait pas décelé la présence des créatures monstrueuses décrites par Astyan. Les navires capturés par les inconnus n’avaient pas été coulés ; leurs équipages avaient seulement été faits prisonniers.
Apparemment, l’amiral ennemi faisait preuve d’une conduite digne de respect, n’ayant aucun rapport avec les atrocités qui avaient eu lieu en Antilla.
— On dirait que l’homme qui commande cette flotte n’est pas de la même espèce que ceux qui ont anéanti Atlantis, murmura Woodian à l’adresse de sa compagne. Je me demande ce qu’il recherche.
Grâce au capitaine Tholrog, qui avait réussi à déjouer le blocus de la flotte adverse en serrant la côte au plus près, ils avaient reçu un message d’Astyan. Ils savaient à présent que nombre de leurs frères Titans étaient morts, victimes des spirales maudites. Mais ils ne comprenaient pas. Dans tout l’Empire atlante, les Serpents avaient manifesté leur présence, semant la perturbation et le doute. La disparition brutale des demi-dieux avait provoqué une réaction de stupeur et d’affliction. D’après le message transmis par Tholrog, le scénario s’était déroulé de la même manière dans tous les royaumes : lors de l’inauguration de temples dédiés aux divinités, des prêtres inconnus, venus de colonies lointaines, avaient déclenché la foudre sur les Titans, qui avaient été tués sans même pouvoir se défendre, en raison de la soudaineté de l’attaque. Dans tous les cas, les témoins avaient rapporté la présence de cette mystérieuse structure en forme de spirale double.
On avait arrêté les coupables, mais ceux-ci étaient morts immédiatement après avoir rempli leur terrible mission. Leur tête avait explosé sous l’action de l’implant mystérieux.
Comment expliquer qu’à Asgarth en revanche, nul n’ait construit de temple semblable ? Les Serpents ne s’étaient jamais manifestés en Atalaya, comme si le royaume était volontairement tenu à l’écart. Woodian et Fraïa savaient qu’ils seraient eux aussi tombés dans le piège. Alors pourquoi les avait-on épargnés ? La présence de cette flotte inconnue prouvait pourtant que l’ennemi désirait s’emparer d’Asgarth. Mais quels étaient ses liens avec la ligue des Serpents ?
Le matin du troisième jour, Woodian et Fraïa se livrèrent à un nouveau sondage mental de l’ennemi. Ils se heurtèrent à une barrière psychique infranchissable, qui prouvait que l’homme commandant la flotte possédait lui aussi des pouvoirs surhumains.
Aussi renoncèrent-ils. Les navires ennemis s’étaient largement déployés autour de la baie ; il était désormais impossible de quitter la capitale, sauf par voie de terre.
Soudain, vers le milieu de la matinée, un grand navire, sans doute le vaisseau amiral, se détacha de la formation et se dirigea vers le port.
— On dirait qu’ils veulent négocier, dit Woodian.
Il donna des ordres pour qu’on laissât le bâtiment traverser les lignes atlantes et accoster sans encombre, puis il se rendit sur le quai principal en compagnie de Fraïa.
Le navire se rangea doucement dans la rade. À son bord se tenaient des dizaines de guerriers en armes, tandis qu’à terre, la quasi-totalité de la garde impériale avait pris position. Les canons lance-éclairs avaient été mis en batterie. L’ennemi s’était délibérément jeté dans la gueule du loup.
— J’ignore qui est cet homme, murmura Fraïa, mais il ne manque pas de courage.
Intrigués, les Titans se préparèrent à accueillir le commandant. Enfin une haute silhouette se dressa au sommet de l’échelle de coupée, le visage masqué par un casque d’airain intégral. L’homme descendit lentement et se présenta devant les demi-dieux, accompagnés seulement par deux lieutenants. Woodian ressentit instantanément la puissance mentale émanant de l’homme. Il ne s’agissait pas d’un mortel, mais d’un être de la même espèce que lui.
L’inconnu ôta son heaume. Stupéfait, Woodian eut soudain l’impression de se trouver devant son propre reflet. L’autre lui ressemblait trait pour trait. Puis il comprit.
— Je sais que les Serpents ont utilisé la science interdite du clonage pour obtenir des doubles parfaits des Titans. Es-tu l’un d’eux ?
— En vérité, répondit l’autre d’une voix sombre. Je suis né d’une cellule prélevée sur ton corps alors que tu n’avais que quelques heures. Mon nom est Athor.
— Selon la tradition atlante, je dois te souhaiter la bienvenue. À moins que tu ne viennes en ennemi.
— Je ne viens ni en ennemi ni en ami. Je désire te remplacer, et devenir le prince de ce royaume. L’un de nous deux est de trop. Comme l’exigeait celui qui s’est désigné comme notre roi, Ophius, j’aurais pu utiliser le stratagème des temples de feu, et ainsi provoquer ta mort sans te laisser la moindre chance. Mais un tel procédé me répugnait. Depuis, je me suis volontairement écarté d’Ophius et de ses alliés. Ces gens-là ne sont pas dignes de régner un jour sur l’Atlantide. On m’a confié la conquête d’Atalaya, et j’ai décidé de la mener à ma manière. J’ai refusé l’assistance de ces créatures monstrueuses, ces hybrides issus des esprits de ces savants fous qui travaillent pour Ophius. De même, je me suis élevé contre l’utilisation des pierres de feu. Elle risque d’engendrer des catastrophes terrifiantes, où il n’y aura ni vainqueurs ni vaincus.
— Cette attitude t’honore. Mais qu’attends-tu de moi ?
— Je veux te combattre ! J’aurais pu lancer mes navires à l’assaut de la cité, mais nos pouvoirs se seraient mutuellement neutralisés. De nombreux guerriers auraient été tués pour rien, et je ne désire pas la mort des Asgarthiens, ni la tienne. Je réclame seulement le droit de devenir le prince de ce royaume en te lançant un défi loyal. De l’issue de ce combat dépendra le sort de la ville. Si tu es vainqueur, et même si tu me tues, ma flotte se retirera. Si je triomphe, tu dois t’engager à t’effacer devant moi.
Woodian hésita, puis déclara :
— Ta proposition me semble raisonnable, et tout à fait loyale. Mais tu oublies un détail.
— Lequel ?
— Les Titans ne dirigent pas les royaumes, ils n’en sont que les dieux protecteurs. Les Asgarthiens, comme les autres peuples atlantes, se gouvernent eux-mêmes, par l’intermédiaire d’argontes élus. Pourquoi désires-tu à tout prix prendre ma place ?
L’autre parut un instant décontenancé.
— Mais parce que seuls les plus forts doivent survivre… C’est la loi de la nature. Ainsi s’améliorera l’espèce humaine.
— Voilà une idée qui me semble issue tout droit du cerveau tortueux et imbécile d’Ophius. Que fais-tu du droit à la vie que possède chaque être humain, même le plus modeste ?
— Le droit de l’homme doit s’effacer devant l’évolution de l’espèce tout entière.
— Encore une ineptie de la secte des Serpents ! s’insurgea Woodian. À cause de ces absurdités, des centaines de milliers d’hommes sont morts en Antilla.
— Je le sais. La responsable se nomme Tlazol. J’ai toujours détesté cette femme, elle est animée par une haine et un orgueil insensés. Je la méprise d’avoir employé les pierres de feu. Elle n’a pas accepté la révolte des Antilliens, ni digéré sa défaite devant Elkhara.
— Tu me parais beaucoup plus intelligent qu’elle, et non motivé par la haine. Ne pourrais-tu devenir notre ami, plutôt que de souhaiter me combattre ? Nous n’avons rien contre toi et les tiens.
— C’est impossible. Je ne crois pas aux idées des Titans. L’espèce humaine n’a pas évolué depuis six mille ans que vous régnez sur elle. Cela prouve votre échec.
— Cela ne prouve rien du tout. L’évolution vers la spiritualité est très longue. Sans les Règles de vie et les connaissances technologiques que nous avons apportées aux humains, ils vivraient encore comme les tribus sauvages des terres de l’intérieur.
— Et vous en avez fait des êtres faibles, endormis dans leur confort et leur sécurité. Les hommes doivent apprendre à se battre, à lutter. Je ne te hais pas, mais je veux devenir le prince de ce royaume.
— Pourquoi ? Qu’offrirais-tu de plus aux Atalayens ?
— La puissance ! Bientôt Ophius régnera sur ce monde, et sa volonté de domination engendrera de nouveaux conflits avec ses alliés actuels. Il faut que les Asgarthiens apprennent à se défendre.
— Je pense qu’ils en seront capables si on les attaque. Ils n’ont pas besoin de toi pour cela !
— C’est une dérobade ! Refuserais-tu de te mesurer à moi ?
— S’il le faut, je te combattrai. Mais je n’ai pas le droit de disposer ainsi de la liberté des citoyens d’Asgarth. Ils sont libres. Même si tu étais vainqueur, je doute qu’ils t’acceptent comme roi.
— Mais ce ne sont que des humains, des mortels ! Ils doivent se soumettre aux dieux ! clama l’autre.
— Encore une imbécillité due à la mégalomanie d’Ophius ! riposta Woodian. Réfléchis !
— J’ai réfléchi. La nature favorise toujours le plus fort. Alors que décides-tu ?
Woodian ne répondit pas immédiatement. Son adversaire lui inspirait une sympathie spontanée contre laquelle il ne pouvait lutter. En fait, l’esprit d’Athor était déchiré entre sa générosité naturelle et les enseignements absurdes qu’il avait reçus des Serpents. Refuser le combat provoquerait sans doute chez lui une réaction négative ; il lancerait alors sa flotte contre Asgarth, et un affrontement s’ensuivrait, dont nul ne pouvait prévoir l’issue. C’est pourquoi Woodian répondit :
— C’est bien. Nous allons nous rencontrer en champ clos, armés seulement de nos épées. Le combat aura lieu dès ce soir, sur le plateau de Midyard, au sud de la ville. Le vainqueur décidera du sort du vaincu.
Il s’approcha d’Athor, et ajouta :
— Mais toi, pense à ce que je t’ai dit. Ta victoire ne te donnera pas le droit d’asservir ce peuple, seulement celui de t’en faire aimer. Si tu en es capable !
L’autre eut un mouvement de recul, puis il tourna les talons et regagna son navire.
En fin d’après-midi, une foule immense s’était rassemblée sur le plateau de Midyard. La nouvelle du combat s’était répandue comme une traînée de poudre à travers la cité. On avait installé à la hâte une arène. Vers le soir, Athor descendit de nouveau à terre, accompagné cette fois de la majeure partie de son état-major et de nombre de ses guerriers. Les citadins étaient partagés entre divers sentiments. Les inconnus, dont on ignorait toujours d’où ils venaient, inspiraient la frayeur, en raison de leur armement impressionnant ; mais ils ne pouvaient représenter un grand danger face à l’importante garde impériale qui les encadrait. Le sentiment dominant était surtout la curiosité. Depuis toujours on ignorait la guerre en Atlantide, et les notions d’ennemi, de haine étaient totalement nouvelles. On ne comprenait pas très bien les raisons qui poussaient cet homme ressemblant comme un frère jumeau à Woodian à vouloir le remplacer. On savait déjà qu’Antilla avait été détruite par un ennemi ignoble et sans scrupule ; mais cet Athor paraissait d’une trempe différente, et son courage forçait l’admiration.
L’arène était délimitée par une clairière cernée par cinq frênes centenaires, arbres sacrés chez les Asgarthiens. On y prit place, dans l’effervescence. Peu avant que le combat ne commençât, Fraïa s’approcha du Géant. Elle eut l’impression de s’adresser à son propre compagnon, tant la ressemblance entre les deux hommes était frappante.
— Athor, même si tu refuses de l’admettre, tu es pour Woodian comme un frère. Or les frères ne doivent pas lutter l’un contre l’autre. Il est encore temps de renoncer à cette joute stupide. Tu possèdes toutes les qualités pour devenir notre ami, et notre allié. Ophius t’a trompé, comme il s’apprête à tromper les autres peuples ; c’est un tyran fou qui ne cherche qu’à exercer son pouvoir démoniaque, afin d’assouvir sa soif de domination.
L’autre hocha la tête, puis déclara :
— Peut-être as-tu raison, mais il faut que je sache ! On m’a affirmé que les Titans étaient des lâches ; or il n’est pas de place dans le monde pour les lâches. Je dois combattre Woodian.
Fraïa le fixa dans les yeux et affirma d’une voix blanche :
— Encore une fois, on t’a trompé ! Les Titans ignorent la lâcheté. Alors écoute bien ceci : si tu tues mon compagnon, sois certain que tu auras éveillé en moi un sentiment que j’ai toujours ignoré jusqu’à présent, depuis six mille ans : la haine. Et il vaudra mieux pour toi que tu trouves le courage de me supprimer aussitôt après. Sinon, c’est moi qui te tuerai.
Sans attendre sa réponse, elle tourna les talons et s’en fut rejoindre Woodian, qui s’était débarrassé de ses vêtements, ne conservant qu’un pantalon court et serré, qui dévoilait sa musculature parfaite. Le Titan n’avait pas atteint sa cinquantième année, ce qui correspondait à la pleine jeunesse pour un demi-dieu. La Titanide prit son compagnon dans ses bras et l’embrassa avec tendresse.
— Si tu es vainqueur, ne prends pas sa vie ! Je suis sûre qu’il peut devenir un allié fidèle.
— Je te le promets. Ce combat est ridicule, mais je ne puis pour autant l’éviter. C’est la seule manière de lui faire entendre raison. J’espère seulement que mon bras ne me trahira pas.
Il dégaina son épée d’orichalque. Les deux adversaires s’avancèrent l’un vers l’autre. Athor possédait également une arme forgée dans le même métal, preuve qu’il maîtrisait lui aussi la transmutation des métaux.
Pendant un long moment les deux hommes s’observèrent. Puis Athor porta un assaut que Woodian esquiva avec vivacité. Il riposta et entailla l’épaule de son adversaire : une simple estafilade, qui ne découragea pas l’autre.
C’était la première fois que deux demi-dieux s’affrontaient ainsi sous les yeux des Atlantes. Parfois les Titans se livraient à des combats à mains nues, pour le seul plaisir ; les deux plus puissants étaient régulièrement Astyan et Kronos, qui ne parvenaient jamais à se départager. Ces joutes courtoises s’achevaient toujours par des claques aussi vigoureuses qu’affectueuses dans le dos et un gobelet de vin.
Cette fois, l’enjeu était différent. Le peuple d’Asgarth souhaitait ardemment la victoire de son héros. Mais la ressemblance entre les deux hommes troublait les consciences. Si l’étranger dominait, l’accepterait-on comme nouveau seigneur d’Asgarth ? Que se passerait-il alors ? À cause de cette ressemblance, on ne pouvait nourrir de la haine contre lui. Il n’avait pas fait preuve d’hostilité envers la cité. Alors quel était son but ?
Pendant un long moment, les deux adversaires multiplièrent les feintes, les attaques, les passes, les bottes. Parfois l’une d’elles atteignait son but. De fines balafres sanglantes marquaient le torse des deux combattants en plusieurs endroits. Par deux fois, Athor roula à terre. Mais sa résistance était extraordinaire, et sa science de l’épée stupéfiante.
Soudain, après un coup plus fort que les autres, il porta une pointe en direction de la tête de Woodian. Du sang jaillit, et le Titan laissa échapper un hurlement. La foule se leva, angoissée. L’étranger baissa sa garde : il venait de crever l’œil gauche de son adversaire. Loyalement, il laissa Woodian rejoindre sa compagne.
Le Titan essuya son visage dégoulinant de sang. Affolée, Fraïa constata que la blessure était très grave. Woodian respira profondément pour calmer la douleur par un violent effort de volonté.
— Il n’a pas encore vaincu, murmura-t-il. Que l’on me pose un bandeau immédiatement.
Fraïa lui noua un linge autour de la tête. Le tissu se tacha rapidement d’écarlate, mais le Titan n’y prêta pas attention. Il resterait peut-être borgne, mais il n’avait pas le droit d’abandonner ainsi le combat. Il savait désormais qu’il lutterait jusqu’à la mort. Lorsqu’il eut réussi à arrêter l’hémorragie par concentration mentale, il revint vers son adversaire, qui attendait patiemment au milieu de l’arène.
— Tu as fait preuve de courtoisie, Athor. Mais ce n’est pas suffisant. Je ne peux te laisser soumettre ainsi le peuple d’Asgarth. Si tu veux y parvenir, il faudra que tu me tues.
Il s’inclina, puis attaqua de nouveau. En fait, la perte d’un œil ne gênait pas outre mesure le Titan ; ses sens supérieurs à ceux d’un mortel lui permettaient de percevoir son environnement d’une manière bien plus efficace. Seule la douleur persistante le tourmentait, mais il ne pouvait se permettre de perdre. Il redoubla d’ardeur. Athor, surpris et ébranlé par le courage et la ténacité de son adversaire, constata que celui-ci n’avait rien perdu de ses facultés. Il perdit pied plusieurs fois. Dans la foule des hurlements d’enthousiasme et d’admiration saluaient l’abnégation du demi-dieu.
Soudain Athor sentit son poignet s’ouvrir. L’épée d’orichalque lui échappa. Il bascula en arrière, et sentit la pointe glacée du métal se poser sur sa gorge. Un simple geste pouvait lui décoller la tête. Il leva les yeux sur son adversaire, dont le bandeau avait glissé, dévoilant la blessure terrible qu’il lui avait infligée. Le sang s’écoulait à nouveau, maculant le cou et la poitrine de Woodian. Alors il comprit toute l’absurdité du combat qui l’avait opposé à cet homme pour qui il aurait voulu éprouver de la haine, mais qui était aussi son frère. La belle Fraïa avait raison.
— Dois-je prendre ta vie, Athor ? gronda sourdement Woodian.
— Je… j’ai l’impression que je le mérite. Mais si ta proposition d’amitié et d’alliance tient toujours, je serai fier et honoré de devenir ton ami et ton frère. Nos deux flottes, alliées l’une à l’autre, pourront être d’un grand secours à l’Atlantide dans le combat qui se prépare à Poséidonia.
Woodian hésita un instant, puis plongea délibérément dans l’esprit de l’autre. Athor, comprenant qu’il voulait s’assurer de sa sincérité, lui ouvrit son âme en grand. Un silence de mort s’étendit sur la foule. Enfin la pointe d’orichalque s’écarta de la gorge du Géant, tandis que Woodian lui tendait le bras pour l’aider à se relever. Les deux hommes s’observèrent un moment, puis tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
— Pardonne-moi, mon frère, murmura Athor. Mon stupide orgueil t’a coûté un œil.
— Mais il m’a fait gagner un ami. Le sacrifice en valait la peine.
La foule, qui jusqu’au dernier instant avait retenu son souffle, explosa alors d’un hurlement d’enthousiasme. Car, par ce simple geste, les deux demi-dieux venaient d’affirmer qu’il n’y aurait pas d’affrontement avec la flotte qui bloquait l’accès au port d’Asgarth. En quelques instants, les guerriers étrangers furent assaillis par des bras fraternels. Comme par miracle apparurent des cruches et des amphores de vin et de bière, ainsi que des gobelets, qui ne cessèrent de s’emplir jusqu’à l’aube.
Le lendemain, lorsque Woodian eut été soigné, il convia son nouvel allié dans le palais d’Asgarth.
— Alors es-tu bien décidé ? demanda-t-il à Athor.
— Plus que jamais, répondit l’autre sans hésitation. Désormais ma flotte se rangera sous la bannière atlante et combattra à vos côtés. Mes guerriers sont des hommes libres, qui ont une confiance aveugle en moi. Et, comme moi, ils n’apprécient pas la volonté de domination d’Ophius.
— Ton concours peut décider du sort de la bataille. Sois donc le bienvenu parmi nous. Mais j’aimerais en savoir plus : quand doit avoir lieu l’attaque de Poséidonia ?
— Je l’ignore. J’ai délibérément rompu tout contact avec les Serpents. Mais je sais qu’après l’anéantissement de la flotte de Tuténie, Ophius a dû revoir ses plans. Il est à présent guidé par la haine la plus féroce. C’est pourquoi il a rappelé les autres flottes qui devaient conquérir un à un les royaumes atlantes. Il désire concentrer tout son effort sur Avallon – peut-être aussi à cause de la haine qu’Ashertari éprouve envers sa sœur Anéa. Mais n’espère pas retourner l’esprit des autres Géants qu’ils ont créés, comme tu l’as fait pour moi.
— Les Géants ?
— C’est ainsi qu’ils se nomment entre eux. Les Géants, les enfants du dieu-serpent, qui doivent un jour dominer le monde. Tous sont soumis à Ophius, et ils sont assoiffés de guerre et de pouvoir. À l’inverse des Titans, ils n’éprouvent aucun respect envers les humains, qui selon eux ne sont destinés qu’à servir et adorer les divinités qu’ils estiment être. Nous devons les anéantir jusqu’au dernier, car s’ils sont vainqueurs, le chaos s’installera sur le monde. Peut-être pour toujours.